1973 - Paques - Pont Alexandre III

Paques à Paris. Je suis monté en stop. Voir des "copains". Je dormais à droite à gauche. Notamment pour une nuit chez un ami de mes parents. Georges Crank. Il vivait en famille dans une péniche "La Madinina" bien placée en bord de seine. Juste en aval du Pont Alexandre III, rive droite.

Leur jeune fils tint à me faire la démonstration de son nouveau pistolet à air comprimé. Cadeau enviable jamais présent chez moi. Essais sous le pont Alexandre III. Tir à un mètre de distance sur une gaine de caoutchouc élastique. Ricoché.

Le choc fut brutal et instantané. Perception immédiate de ne plus avoir d’œil. Résonance du choc jusqu’au tréfonds de chacun de mes neurones. Pas de sang. Pas de liquide. Juste un énorme, incommensurable « micro choc ». Eblouissement et aveuglement. Noir lumineux.

Indicible douleur. D’emblée, dès les premières secondes, il m’avait fallut temporiser cette douleur. Etablir une "distance" entre la sensation physique de la douleur et la maîtrise de soi semble inversement proportionnel à la distance réelle qui sépare le point de douleur du siège de sa perception. Entre l'œil et le cerveau, il n'y a pas beaucoup de centimètres…

Folie envahissante. J'ai « découvert » qu'un des moyens les plus absurdement efficace de se soulager est d'amplifier soi-même sa douleur (je m'enfonçais le pouce sur mon œil quelques instants) car le soulagement qui suit est vraiment le seul que l'on puisse escompter. C'est ce qui s'appelle devenir fou et qui précède sans doute le suicide de certains animaux blessés.

J’ai fini par devenir plus sage. Respirer. Faire le vide (tenter). Se détacher.

Inconsciencence de sa mère qui néglige tout appel aux secours d'urgences, toute conduite à l'hopital. Coup et blessure. Non assistance à personne en danger. Je choisi le salut dans la fuite.

Je parti à la gare d'Austerlitz, pris le premier train pour Limoges, prévint précautionneusment ma mère qu'une blessure légère à mon œil nécessitait une consultation ophtalmique que je préférais faire auprès d’elle. Quatre heures de train en enfer. Borgne, une céphalée tétanisant ma tête, ko debout, je relativisais comme toujours en pensant aux agonisants des tranchées de 17... J'ai toujours considéré dans la vie qu'il y avait beaucoup plus malheureux que moi.

"Légère" blessure en effet. L'oeil n'était pas crevé. Le plomb s'était écrasé dans la paupière judicieusement fermée à cette fraction de seconde là.

"Juste" une fracture de la cornée, une hémorragie interne, une rupture de quelques ligaments suspensifs du cristallin, un traumatisme du fond de l'oeil et un début de décollement de rétine.

Juste de quoi me dire que j'avais le droit d'avoir eu mal.

Je suis resté sans vision de cet oeil pendant plus d'un mois.
Je n'ai jamais revu ces gens...

Aucun commentaire: