1975 - juillet - Paris : Plus belle la vie

Aussitôt passé mon bac je suis "monté" à Paris.
En effet où aller ? Je voulais être médecin.
Genre french doctor baroudeur humaniste.

C'est encore Paris que je connaissasi le moins mal.
Paris qui était la ville la plus suceptible de voir passer entre deux voyages, deux séjours, deux jobs, mes parents, mes frères, et tout autre connaissance dispersée.
Paris aussi où je pouvais espérer entrer en fac avec Sylvie qui envisageait la même voie.

Je cherchais tout de suite un job pour gagner un peu de sou pour mes vacances d'août.

Le 7 juillet j'étais embauché au Carré Thorigny comme machiniste. Grace à l'entremise de Michelle Bettler.

C'est un beau nom de métier, machiniste : "Ouvrier qui s'occupe des machines, des changements de décors et des trucages au théâtre." Finalement, je suis resté machiniste toute ma vie. Je change régulièrement les décors et effectue quelques trucages. Avec le temps j'ai même fini par faire de la figuration sur scène puis à jouer les doublures de premier rôle. Bientôt peut-être aurais-je mon propre nom en bas de l'affiche.
Comédiante ! Tragédiante ! Théâtre de la vie.

En fait, j'étais homme à tout faire. Nous préparions les décors en menuiserie pour le festival d'Avignon. J'aimais bien le travail du bois. C'est vivant le bois. J'aimais bien l'ambiance, ouvrière et culturelle. Le bistrot du coin. Le casse dalle partagé. Le vin. J'y ai appris quelques leçons essentielles. Par exemple que l'on ne visse pas les vis : on les clou d'abord. Mais pas à fond, on se garde l'espace de deux tours de vis. Economie d'effort et efficacité. Philosophiquement c'est très important. Il y a plein de gens dans la vie qui s'éreintent à viser et à viser, à suer et pester sur leurs ampoules quand il serait si simple de donner un grand coup de marteau. Il y a plein d'autres gens aussi qui tapent aveuglement, sans discernement, sans limite, quand un simple tour de vis final donnerait à leur œuvre toute l'efficacité qui leur fait défaut. C'est important de ne pas s'en tenir aux apparences premières, aux fausses évidences.

Ce n'était pas tant les representations qui nous occupaient que la construction des décors pour le Festival d'Avignon à venir où devait se produire la troupe de Sylvia Monfort. J'aimais beaucoup ce travail. J'y apprenais, auprès de mes compagnons ouvriers bien plus aguerris, toutes les ficelles de la menuiserie.

Ce mercredi 16 juillet, ma journée finie, je m'engageais sur le boulevard de Sébastopol. En aval du carrefour et de son passage "protégé". Protection plus juridique que factuelle mais qui allait me faire défaut. Je ne sortis de l'hôpital que le 8 août suivant...

Il était 19 heures. Piéton vers son métro. Embouteillage. Voiture à l'arrêt. Feu rouge au lointain. Cap sur la diagonale. Pied sur la chaussée. Trop tardif instant de lucidité : la voiture sur ma gauche n'était pas à l'arrêt mais en pleine accélération. Choc.

J'aime cet instant où l'esprit se détache du corps. Où l'on devient le spectateur éthéré d'une scène violente où l'on joue le premier rôle.

Le spectacle fut de qualité. Je sentis précisément le pare choc frapper la jambe. La jambe s'arrondir au-delà de ses articulations, épouser les chromes. Le corps s'alléger, épouser les tôles. Rouler, heurter, briser, s'envoler, atterrir. Se figer. Silence.

J'aime cet instant, qui suit l'instant qui aurait pu être fatal. Je n'ai pas attendu pour avoir mal. J'ai senti comme une seule vague qui, de toutes les parties de mon corps, affluait vers ma jambe, puis, brisée tel un ressac sur son roc, fut refoulée dans une goulette étroite remontant jusqu'à mon cerveau pour éclater en un geyser de sensations nouvelles et… douloureuses. Puis les pulsations régulières d'une onde émise du cœur de ma jambe, comme d'un caillou tombé sur l'eau calme. Quelques ronds dans l'eau valent mieux que l'eau-delà.

J'étais seul. Sans témoin. Sans secours attentifs. Enfant dans un monde d'adulte. Piéton coupable d'agression caractérisée sur une voiture innocente. J'étais dos au trottoir (dos au mur ?) D'instinct, je m'étais légèrement déplacé pour me caler à l'abri dans le caniveau, portant ma jambe brisée de ma jambe valide. Je ne voyais pas la foule. Je l'entendais manifester sa curiosité : "Est-il mort ?" "Vous avez vu, le sang ?" "Quelqu'un a-t-il appelé une ambulance ?"…

Comment font-ils pour observer ainsi sans agir ? Je sentais un liquide chaud et sirupeux s'écouler le long de mon bras, goûter sur mon visage : mon sang. Les pompiers sont arrivés les premiers, monstrueusement malhabiles : l'un d'eux me souleva la jambe brisée par son extrémité. C'était un vrai gag de comédie : je pris le parti d'en rire. Cela faisait très mal : je ne contins pas mes larmes. Le Samu vint me délivrer de ces gentils barbares. Jusqu'à l'heure de la délivrance anesthésique du lendemain matin, je conserva ce tangage entre rires et larmes.

Le rire c'est une seconde nature chez moi. Très très intérieure et rarement partagée. Qui peut croire que j'aime rire ? Je suis si sérieux d'apparence. Réfléchis, compliqué, pas spontané. Tout de noir vêtu. J'aime rire. J'aime me moquer de moi, du spectacle que je me donne, de l'inanité de toutes choses que je fais mais aussi sourire de le faire malgré cela. Je ne sais pas partager cela.

....

Douce initiation au doux amer de l'existence.

La maîtrise de la douleur a depuis longtemps été pour moi une occasion forcée et parfaitement acceptée de maîtrise de soi : chacun de mes accidents les plus significatifs fut une opportunité et vécue comme telle. Cela pris racine lors de mes premiers accidents d'adulte qui me confrontèrent d'abord et surtout à la solitude et donc au fait de ne pouvoir d'abord que compter sur soi.

Le plus ample d'entre eux fut celui-ci. Arrivé seul à l'hôpital, sans que nul proche ne fut à prévenir (j'étais seul à Paris, j'avais récupéré la location de la rue des Lyonnais), je me retrouvais parqué vers 21 heures dans une chambre éteinte en compagnie de deux autres lits occupés par des victimes moins récentes que moi.

Je souffrais. Je tentais d'apprivoisé cette sensation. Je maîtrisais ma respiration.
Je détachais ma pensée de mon corps. Je scindais en deux parties distinctes mon cerveau : d'une part celle du ressenti d'autre part celle de l'observé. Inconscient et conscient. Actes réflexes et actes réfléchis. Chacun chez soi. Je m'observais. J'analysais "froidement" cet élancement dans ma jambe, cette richesse de sensations multiples : là une brûlure, ici des coups sourds, plus loin un déchirement, plus tard des tremblements. Une rythmique régulière s'installait. Cela commençait par une dispersion confuse, puis une perception progressivement plus distincte de chacune de ses sources de sensations puis de leur fusion en un tout puissant qui montait à l'assaut de ma capacité de contrôle, je hoquetais doucement de pleurs jusqu'à être submergé dans un ébranlement tellurique qui libérait l'expression de ma douleur et me secouait d'un violent sanglot trop longtemps contenu. L'instant d'après, j'éclatais sobrement de rire de me voir ainsi le jouet de mon corps. Je reprenais momentanément le contrôle : Cela re-commençait par cette perception d'une dispersion confuse progressivement plus distincte …Une nuit entière ainsi, alternant les sanglots de mon corps et les rires de mon âme.

J'eus l'occasion d'une "pause".
L'histoire est connue, je me suis longtemps délecter de raconter cet épisode à faire frémir les chaumières et à me convaincre moi-même d'avoir eu à supporter cela.

Je sentis très vite une poisse désagréable imprégner mon flanc : je saignais. Suffisamment pour baigner ma literie. Je pressais ma sonnette.

Solitude. J'ai souvent pressé cette sonnette durant trois heures. D'abord parce que je fut inquiété à mon arrivée par les gémissements d'une chambre voisine : une frêle voix, âgée et féminine, chevrotait, suppliante :
"A l'aide, à l'aiiiiide…". Silence.
"A l'aide…". Silence.
"A l'aideeeeeee……!".
Silence.
Cela use les nerfs ! L'infirmière vint enfin, longtemps après. Elle m'expliquât que la femme d'a coté tombait régulièrement de son lit et que son impotence (elle était plâtrée) l'empêchait d'y remonter. Elle n'allait pas venir à chaque fois, tout de même ! (Ah bon). J'en profitais pour lui quemender un anti-douleur. Sa promesse ne fut suivie d'aucun effet.

Je résonnais plus tard. Ma douleur toujours plus insupportable, la reprises des appels à l'aide de la chambre voisine, enfin, mon flanc figé dans mon sang (ou mon flanc dans son sang figeant…) m'offrait trois bonnes raisons d'insister. L'infirmière devait en avoir plus encore pour ne pas venir. Je ne la vis que vers 22 heures trente. Dans une situation où chaque minute passée est un calvaire, c'est long. Paradoxalement, je fus rassuré que mon état l'inquiétât, j'allais peut-être bénéficier d'une attention particulière…. Pourtant je ne la revis plus !

Une heure plus tard, une assistante de soin survint. Ayant pris son service depuis 23 heures, elle éteignait progressivement toutes les lumières rouges clignotantes au-dessus des chambres, signes d'autant d'appels à l'aide laissé en suspend par l'équipe précédente. Vint donc mon tour. Son sérieux et son amabilité ne firent qu'un. Réconforté et pris en charge, j'étais une demi-heure plus tard pris en charge en salle de soins. Mon bras gauche était en fait entaillé de trois grandes coupures, résultat de l'éclatement du pare-brise par l'appui brutal de mon coude lors de ma voltige au-dessus du taxi. Que cela put échapper au médecin lors de mon arrivée à l'Hôpital ne sera pas le pire de ce qui arrivât en 24 heures dans cet hôpital. Nous n'étions pourtant pas dans un dispensaire de brousse, mais à l'Hôpital Rothschild dans le XIIe arrondissement de Paris en 1975…

En salle de soins je fus pris en main par un pauvre externe, abandonné à lui-même par les infirmières de garde plus expérimentées que lui, mais qu'il avait visiblement réussit à se mettre à dos et qui venaient de décider de le laisser se débrouiller avec mon cas. Merci !

Il entrepris donc de désinfecter et de recoudre mes plaies avec une incertitude d'autant plus extraordinaire qu'il ne me cachât guère son incompétence. Très gentiment, pour ne pas le vexer, nous entreprîmes à deux les soins nécessaires. Lui, tenant l'aiguille et moi le rassurant le plus possible. En effet, plus il s'inquiétait, plus il tremblait…

Il avançait doucement, enfonçant lentement l'aiguille courbe dans mes chairs, puis celles-ci percées dans ce sens, tentait un nouveau percement de l'autre coté de la plaie pour en ressortir fil et aiguille. La peau se tendait, s'étirait, se déchirait un peu plus à la commissure des plaies, cédait enfin en un soulagement réciproque du médecin et de mes chairs. Je le félicitais et l'encourageais à poursuivre. Il y eut six points comme cela. Il gagnait un peu en dextérité et moi beaucoup en impatience.

Il réussit à faire du dernier point une apothéose. Celui-ci fait, il fut surpris par un petit lambeau sanguinolent coincé dans le repli des lèvres de la cicatrice. Discrètement, il pris sa pince à épiler, pensa résoudre le problème d'un petit geste lapidaire. Il fut surpris autant que moi de mon hurlement. C'était une veinule…Il était très contrit, tétanisé par son incurie, prêt sans doute, soit à s'évanouir, soit à fuir, mais en tout cas à m'abandonner à mon funeste sort. Je l'ai, là encore, gentiment pris en main, réconforté (Putain ! Et moi dont le cœur battait encore la chamade suite à sa torture), je lui ai conseillé de couper les deux points qu'il venait de faire, de réinsérer ce lambeau au fond de la plaie, de recoudre par-dessus, ce qui fut fait. Au moins, cela mit fin à toute hémorragie, et (même si ces cicatrices conservent un "charme" visible et quelques éclats de pare brise à l’intérieur ) je pus respirer à nouveau. Il va de soit que tout ceci ayant été fait sans aucune anesthésie locale, j'eus l'avantage d'oublier complètement les douleurs de ma jambe pendant tout cet épisode. Je retrouvais celles-ci avec ma chambre vers trois heures du matin. Je continuais à pleurer et rire en alternances jusqu'au sourire de mon infirmière qui vint m'inoculer mon anesthésiant vers six heures du matin.

Bienheureuse délivrance.

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